
Proxy Advisors : Les Arbitres des AG en Question
Chaque printemps, les grandes entreprises cotées se préparent à un rituel incontournable : les assemblées générales (AG). Mais derrière les discours des PDG et les votes des actionnaires, un acteur discret mais puissant tire les ficelles : les agences de conseil en vote, ou proxy advisors. Ces entités, souvent méconnues du grand public, influencent des décisions majeures, de la rémunération des dirigeants à la stratégie ESG. Pourtant, leur rôle suscite une frustration croissante parmi les entreprises. Pourquoi ces arbitres des AG sont-ils à la fois indispensables et controversés ? Plongeons dans cet univers où la gouvernance d’entreprise se joue à couteaux tirés.
Les Proxy Advisors : Des Acteurs Clés aux Pouvoirs Immenses
Les proxy advisors, comme les géants américains ISS et Glass Lewis, sont devenus des piliers des assemblées générales. Leur mission ? Guider les actionnaires, souvent des fonds d’investissement ou des sociétés de gestion, dans leurs votes sur les résolutions proposées par les entreprises. Ces résolutions couvrent des sujets variés : approbation des comptes, nomination des administrateurs, ou encore validation des politiques de rémunération des dirigeants. En 2024, par exemple, trois agences ont recommandé de rejeter la rémunération de 36,5 millions d’euros de l’ex-PDG de Stellantis, Carlos Tavares, provoquant un tollé médiatique.
Leur influence est colossale. Selon une étude de l’Association française de la gestion d’actifs, près de 75 % des sociétés de gestion font appel à ces agences pour orienter leurs votes. Avec un marché dominé par ISS et Glass Lewis, qui contrôlent environ 90 % du secteur aux États-Unis, leur impact est quasi mondial. En France, la disparition de Proxinvest, rachetée par Glass Lewis en 2022, a renforcé ce duopole. Mais cette concentration du pouvoir soulève des questions : les entreprises cotées sont-elles devenues trop dépendantes de ces arbitres ?
« Les proxy advisors sont à la fois utiles et problématiques. Leur recommandation peut faire basculer une AG, surtout avec un capital dispersé. »
– Helman le Pas de Sécheval, secrétaire général de Veolia
Un Rôle Essentiel pour la Gouvernance
Les proxy advisors jouent un rôle crucial dans la gouvernance d’entreprise. Ils permettent aux actionnaires, souvent débordés par la complexité des résolutions, de voter de manière éclairée. Pour une société de gestion gérant des dizaines de participations, analyser chaque résolution en détail est une tâche herculéenne. Les agences comblent ce vide en fournissant des rapports détaillés et des recommandations claires. Leur expertise couvre des domaines aussi variés que la conformité réglementaire, les politiques ESG, ou encore la structure des conseils d’administration.
En outre, ils agissent comme un contrepoids face aux dirigeants. Astrid Milsan, secrétaire générale adjointe de l’Autorité des marchés financiers (AMF), souligne leur importance :
« Les proxies ont souvent été les seuls à hausser le ton sur des sujets comme la gouvernance ou les scandales, aux côtés du régulateur. »
– Astrid Milsan, AMF
Cette fonction de contre-pouvoir est particulièrement précieuse dans des contextes où la transparence manque. Par exemple, les proxy advisors ont joué un rôle clé dans des débats sur les rémunérations excessives ou les stratégies climatiques jugées insuffisantes. Leur présence garantit une certaine discipline dans les pratiques des entreprises cotées.
Les Critiques des Entreprises : Un Bras de Fer Silencieux
Malgré leur utilité, les proxy advisors sont loin de faire l’unanimité. Les entreprises cotées, comme Veolia, expriment un malaise grandissant. Leur principale critique ? Le manque de transparence dans les méthodes d’évaluation. Les agences utilisent des grilles standardisées, souvent perçues comme trop rigides. Par exemple, ISS applique des politiques de vote différenciées selon les régions : elle peut s’opposer à la réunion des fonctions de PDG et de président en Europe, tout en l’approuvant aux États-Unis. Cette incohérence géographique agace les entreprises.
Un autre grief majeur concerne les conflits d’intérêts. Les proxy advisors offrent des services de conseil aux entreprises, tout en émettant des recommandations aux actionnaires. Cette double casquette peut compromettre leur objectivité, surtout lorsqu’ils travaillent pour des clients influents. Une note récente d’un think tank français souligne ce problème :
« La capacité des proxies à rester impartiaux est remise en question, surtout lorsqu’ils conseillent à la fois entreprises et investisseurs. »
– Institut Messine
Enfin, les entreprises déplorent un déséquilibre dans la communication. Lorsqu’une agence recommande de voter contre une résolution, les entreprises n’ont pas accès à la liste des clients pour défendre leur position. Elles se retrouvent contraintes de réagir en urgence, via des communiqués ou des contacts directs avec les investisseurs, pour contrer une recommandation négative.
Des Méthodologies Trop Standardisées ?
Les entreprises critiquent également les approches des proxy advisors, jugées trop mécaniques. Les politiques de rémunération, par exemple, sont évaluées à l’aune de critères standardisés, sans toujours tenir compte des spécificités sectorielles. De même, les analyses ESG (environnement, social, gouvernance) sont parfois perçues comme superficielles, privilégiant des indicateurs quantitatifs au détriment d’une vision qualitative.
Pourtant, les agences se défendent en invoquant les attentes de leurs clients. Cédric Lavérie, directeur de la recherche chez ISS en France, explique :
« Nos recommandations répondent aux besoins des investisseurs. Il y aura toujours des décisions qui déplaisent. »
– Cédric Lavérie, ISS
Ce décalage entre les attentes des entreprises et celles des investisseurs illustre la complexité du rôle des proxy advisors. Ils doivent naviguer entre des exigences parfois contradictoires, tout en maintenant leur crédibilité.
Le Rôle du Régulateur : Une Mission Inachevée
Face à ces tensions, le régulateur, en l’occurrence l’AMF, tente de jouer les médiateurs. Depuis la loi Pacte de 2019, l’AMF dispose de compétences pour encadrer les proxy advisors, notamment sur la transparence et la gestion des conflits d’intérêts. Cependant, Astrid Milsan admet un certain sentiment d’impuissance :
« La concentration du marché dans des mains non européennes limite notre capacité à agir efficacement. »
– Astrid Milsan, AMF
Le duopole d’ISS et Glass Lewis, majoritairement basés aux États-Unis, complique la régulation. Les normes européennes, bien que renforcées, peinent à s’imposer face à des acteurs globaux. Résultat : les entreprises françaises se sentent démunies, coincées entre la nécessité de collaborer avec les proxy advisors et leur frustration face à leur influence.
Vers une Réforme des Proxy Advisors ?
Comment sortir de cette impasse ? Plusieurs pistes émergent. D’abord, une plus grande transparence dans les méthodologies des agences pourrait apaiser les tensions. En rendant publiques leurs grilles d’évaluation, les proxy advisors permettraient aux entreprises de mieux comprendre leurs recommandations. Ensuite, une séparation claire entre leurs activités de conseil aux entreprises et aux investisseurs réduirait les risques de conflits d’intérêts.
Enfin, certains appellent à une régulation plus stricte au niveau européen. Une harmonisation des règles pourrait limiter l’influence des acteurs non européens et encourager l’émergence de nouvelles agences locales, comme Proxinvest autrefois. Cependant, toute réforme devra équilibrer la nécessité de contrôler ces agences sans compromettre leur rôle de contre-pouvoir.
Les Enjeux pour les Start-ups et PME Cotées
Si les grandes entreprises comme Veolia ou Stellantis dominent le débat, les start-ups et PME cotées ne sont pas épargnées. Leur capital, souvent plus concentré, les rend parfois moins vulnérables aux recommandations des proxy advisors. Cependant, leur manque de ressources pour dialoguer avec ces agences ou contrer leurs avis négatifs les place dans une position fragile. Une start-up cotée peut voir son image écornée par une recommandation défavorable, avec des conséquences sur son attractivité auprès des investisseurs.
Pour ces structures, collaborer avec les proxy advisors est un défi. Elles doivent investir dans des relations avec les actionnaires et anticiper les attentes des agences, souvent sans disposer des moyens des grands groupes. Ce constat souligne l’importance d’une gouvernance robuste, même pour les jeunes entreprises.
Un Équilibre à Trouver
Les proxy advisors incarnent un paradoxe : indispensables pour garantir une gouvernance saine, ils sont aussi source de tensions pour les entreprises qu’ils scrutent. Leur influence, amplifiée par la concentration du marché, oblige à repenser leur rôle. Voici les principaux enjeux à considérer :
- Renforcer la transparence des méthodologies pour réduire les critiques des entreprises.
- Limiter les conflits d’intérêts par une séparation claire des activités de conseil.
- Encourager une régulation européenne pour contrer le duopole actuel.
- Soutenir les PME cotées face à l’influence des proxy advisors.
En définitive, les proxy advisors resteront des acteurs clés de la gouvernance d’entreprise. Leur capacité à évoluer, en intégrant les critiques des entreprises tout en préservant leur rôle de garde-fou, déterminera leur légitimité future. Pour les entreprises, l’enjeu est clair : s’adapter à ces arbitres tout en défendant leurs intérêts. Un équilibre délicat, mais essentiel, pour une gouvernance plus juste et transparente.