
Le Canada Vise un Cloud Souverain : Un Défi
Et si vos données, celles qui contiennent vos informations personnelles ou les secrets de votre entreprise, étaient soumises aux lois d’un autre pays ? Cette question, loin d’être hypothétique, est au cœur des préoccupations du Canada, qui ambitionne de créer un cloud souverain pour contrer la domination des géants technologiques américains. Lors de la conférence ALL IN à Montréal, le ministre de l’IA, Evan Solomon, a qualifié la souveraineté numérique de « défi démocratique majeur de notre époque ». Mais face à l’emprise des hyperscalers américains comme Amazon, Microsoft et Google, cette quête d’indépendance numérique est-elle réalisable ? Plongeons dans les méandres de ce projet ambitieux, où technologie, géopolitique et innovation s’entrelacent.
Un Enjeu de Souveraineté Numérique
La souveraineté numérique, c’est l’idée que les données d’un pays doivent être contrôlées par ce dernier, à l’abri des ingérences étrangères. Pour le Canada, il s’agit d’un enjeu stratégique, tant sur le plan économique que sécuritaire. Avec une dépendance marquée aux fournisseurs de cloud américains, le pays craint que ses données sensibles – qu’il s’agisse d’informations médicales, financières ou gouvernementales – ne soient vulnérables à des lois comme le US CLOUD Act ou le Foreign Intelligence Surveillance Act (FISA). Ces réglementations permettent, dans certains cas, aux autorités américaines d’accéder à des données hébergées par des entreprises US, même si celles-ci se trouvent sur le sol canadien.
« Les données ne sont pas de l’or enfermé à Fort Knox, mais les Canadiens doivent savoir que leurs informations sensibles sont soumises aux lois canadiennes. »
– Evan Solomon, ministre de l’IA
Pour répondre à ce défi, le Premier ministre Mark Carney a annoncé la création d’un cloud souverain via le Bureau des grands projets. Ce projet s’inscrit dans une stratégie plus large visant à développer une IA souveraine, où les entreprises canadiennes gèrent l’hébergement des données, réduisant ainsi la dépendance aux acteurs étrangers. Mais si l’ambition est claire, sa mise en œuvre s’annonce complexe, tant les géants technologiques américains dominent le marché mondial du cloud.
La Domination des Hyperscalers Américains
Le cloud, cette infrastructure numérique qui alimente applications, calculs et intelligence artificielle, est largement dominé par trois acteurs majeurs : Amazon Web Services (AWS), Microsoft Azure et Google Cloud. Ces hyperscalers contrôlent une part significative des services cloud au Canada, tant pour le secteur privé que public. Sur les huit entreprises autorisées à fournir des services cloud au gouvernement fédéral, sept sont américaines, contre une seule canadienne, ThinkOn. De plus, près d’un tiers des 283 centres de données au Canada appartiennent à des firmes américaines.
Cette dépendance pose un risque stratégique. Comme l’a souligné Michael Pelosi, responsable de Cohere au Canada, lors d’un événement à Montréal :
« Si toutes vos technologies et données dépendent d’un autre pays, cela peut vous exposer à des risques significatifs en cas d’instabilité géopolitique. »
– Michael Pelosi, Cohere
Les géants américains proposent pourtant des solutions dites « souveraines », comme les data boundaries de Google Cloud, qui garantissent que les données restent au Canada, ou des solutions air-gapped pour les secteurs sensibles comme la défense. Cependant, ces offres ne suffisent pas à dissiper les inquiétudes. Le US CLOUD Act, par exemple, peut exiger que des données soient remises aux autorités américaines, même si elles sont stockées à l’étranger. Microsoft, dans un tribunal français, a admis ne pas pouvoir garantir pleinement l’immunité des données face aux agences américaines sans autorisation explicite du gouvernement local.
Les Défis d’un Cloud 100 % Canadien
Construire un cloud souverain implique de repenser l’ensemble de l’écosystème technologique. Cela va bien au-delà du simple stockage des données sur le sol canadien. Comme l’explique Niraj Bhargava, PDG de NuEnergy.ai, une firme de conseil en IA basée à Ottawa, la souveraineté numérique englobe toute la chaîne technologique, de l’entraînement des modèles d’IA à leur exécution. Mais créer une infrastructure entièrement canadienne est un défi titanesque.
Pour illustrer l’ampleur du projet, Bhargava propose un cadre d’évaluation de la souveraineté, qui mesure le degré d’indépendance d’une infrastructure selon plusieurs critères, comme la propriété canadienne des technologies ou la sensibilité des données. Il souligne :
« Nous ne pouvons pas prétendre créer un écosystème purement canadien du jour au lendemain. Il faut être stratégique et atténuer les dépendances. »
– Niraj Bhargava, NuEnergy.ai
Les obstacles sont multiples : coûts colossaux, dépendance aux équipements américains (comme les processeurs Nvidia ou Groq), et manque d’expertise locale pour rivaliser avec les hyperscalers. À titre de comparaison, l’initiative européenne EuroStack, qui vise un objectif similaire, est estimée à 300 milliards d’euros sur dix ans, voire jusqu’à 5 000 milliards selon certains groupes américains. Au Canada, le gouvernement n’a pas encore dévoilé le coût total de son projet, mais les experts s’accordent à dire que « les calculs sont complexes ».
Les Initiatives Canadiennes en Cours
Malgré ces défis, des avancées concrètes émergent. Le gouvernement canadien a lancé une Stratégie de calcul IA souverain, dotée de 2 milliards de dollars, pour développer des centres de données locaux et renforcer les capacités des entreprises canadiennes à exécuter des modèles d’IA. Par ailleurs, une politique « Achetez canadien » vise à prioriser les fournisseurs locaux dans les appels d’offres publics.
Des partenariats entre géants des télécommunications et entreprises technologiques se multiplient. Par exemple :
- Telus s’est associé à OpenText pour créer un réseau de centres de données souverains, dont le premier, baptisé « usine d’IA souveraine », a ouvert à Rimouski, au Québec.
- Bell a conclu un partenariat avec Cohere pour développer une infrastructure d’IA sous juridiction canadienne.
- Des entreprises comme ThinkOn se positionnent comme des alternatives locales aux hyperscalers américains.
Ces initiatives, bien que prometteuses, ne sont pas exemptes de contradictions. Par exemple, Telus et Bell s’appuient sur des équipements américains, comme les processeurs Nvidia ou Groq, pour alimenter leurs centres de données. Cela illustre la difficulté de s’affranchir totalement des technologies étrangères.
Les Risques Géopolitiques et Économiques
La dépendance aux hyperscalers américains expose le Canada à des risques géopolitiques. Vass Bednar, directrice du think tank Canadian SHIELD Institute, met en garde contre un scénario où une entreprise américaine pourrait être contrainte de couper l’accès au cloud, paralysant des services essentiels. « Ce serait comme la panne de Rogers, mais en pire », explique-t-elle. Cette menace s’accentue dans un contexte de tensions commerciales avec les États-Unis, où les politiques commerciales imprévisibles pourraient affecter l’accès aux technologies.
Sur le plan économique, un cloud souverain pourrait stimuler l’innovation locale et retenir les talents au Canada. Evan Solomon insiste sur ce point : « Nous sommes à un moment critique pour soutenir notre secteur technologique et faire croître notre économie. » En investissant dans des infrastructures locales, le Canada pourrait également attirer des entreprises étrangères, comme la française OVHCloud, qui se dit prête à collaborer avec le gouvernement sur ce projet.
Vers une Souveraineté Pragmatique
Plutôt que de viser une indépendance totale, le Canada semble opter pour une approche pragmatique. Le ministre Solomon évoque trois modèles d’hébergement de données : un modèle hautement sécurisé pour les besoins gouvernementaux, un modèle public accessible à tous, et un modèle hybride. Cette flexibilité pourrait permettre de répondre aux besoins variés des entreprises et des institutions tout en minimisant les risques.
Pour y parvenir, le Canada devra :
- Investir massivement dans des infrastructures locales.
- Renforcer les partenariats entre entreprises technologiques et télécoms.
- Développer des cadres réglementaires clairs pour protéger les données.
- Encourager l’innovation pour réduire la dépendance aux équipements étrangers.
Des entreprises comme Cohere jouent un rôle clé dans cette transition. François Chadwick, directeur financier de Cohere, explique que leur solution permet aux clients de conserver leurs données sur leurs propres infrastructures, réduisant ainsi les risques liés à l’utilisation de clouds étrangers. « La question de l’accès aux données va devenir centrale à mesure que l’IA se généralise », affirme-t-il.
Un Pari sur l’Avenir
Le projet de cloud souverain canadien est bien plus qu’une question technologique : c’est un pari sur l’avenir de la souveraineté nationale dans un monde numérique. Alors que les tensions géopolitiques redessinent les chaînes d’approvisionnement technologiques, le Canada se trouve à la croisée des chemins. Parviendra-t-il à bâtir une infrastructure indépendante, capable de rivaliser avec les géants américains ? L’enjeu est de taille, et le chemin semé d’embûches.
Pour l’instant, le gouvernement assemble une task force pour affiner sa stratégie en matière d’IA et d’infrastructures. Les partenariats avec des acteurs comme Telus, Bell, ou Cohere montrent une volonté d’avancer, mais la dépendance persistante aux technologies américaines rappelle que la souveraineté totale reste un objectif lointain. Comme le résume Niraj Bhargava, « il s’agit d’être intelligent face aux dépendances, pas de les éliminer du jour au lendemain ».
En attendant, le Canada doit naviguer entre ambition et pragmatisme, tout en mobilisant ses entreprises, ses talents et ses ressources pour façonner un avenir numérique à son image. Le succès de ce projet pourrait non seulement renforcer la sécurité nationale, mais aussi positionner le Canada comme un leader dans l’innovation technologique mondiale.