Métaux Stratégiques : L’Europe Doit Se Réveiller
Imaginez une voiture électrique qui ne démarre plus. Un éolien dont les pales restent immobiles. Un avion de chasse cloué au sol. Ce n’est pas de la science-fiction : c’est le scénario cauchemar que brandit Benjamin Gallezot, délégué interministériel français aux métaux stratégiques, si l’Europe ne réagit pas maintenant.
Ses mots sont brutaux : « Les industriels ne sont pas au niveau ». Et quand on lit l’entretien qu’il a accordé à L’Usine Nouvelle ce 21 novembre 2025, on comprend que le réveil risque d’être douloureux.
La Chine tient toujours l’Europe par les aimants
Depuis avril 2025, Pékin a imposé un contrôle des exportations sur les aimants permanents et certaines terres rares sous prétexte de « biens à double usage ». Traduction : chaque entreprise chinoise doit obtenir une licence pour exporter. Résultat ? Des centaines de dossiers français bloqués, des chaînes d’approvisionnement paralysées.
Le plus hallucinant ? Certaines entreprises françaises ont découvert après coup qu’elles dépendaient à 100 % d’aimants chinois… sans même le savoir. Des groupes automobiles ont réalisé qu’une voiture électrique contenait plusieurs dizaines de kilos d’aimants à terres rares. Les acheteurs pensaient sourcer chez plusieurs fournisseurs. En réalité, tous se fournissaient au même endroit : la Chine.
« Je suis tombé de l’armoire »
– Benjamin Gallezot, délégué interministériel
Une menace existentielle à quelques dizaines d’euros par véhicule
Paradoxe : ces composants représentent parfois moins de 50 euros dans une voiture de 40 000 euros. Mais sans eux, plus rien ne fonctionne. Moteurs électriques, capteurs, actionneurs… tout s’arrête.
Et le pire : la Chine n’a même pas besoin de couper totalement le robinet. Il suffit que les délais de licence s’allongent de quelques semaines pour que des usines européennes tournent au ralenti.
L’Europe a pourtant fait ses devoirs… à moitié
Depuis 2020, la France et l’Europe ont investi massivement :
- Raffinerie de terres rares Solvay à La Rochelle relancée
- Usine de séparation à Lacq
- Lignes de recyclage d’aimants (MagREEsouce, Carester, projet Orano-CEA)
- Projets miniers en Suède, au Groenland, au Portugal
Mis bout à bout, ces projets pourraient couvrir une part significative des besoins européens d’ici 2030. Problème : les industriels européens continuent d’acheter chinois parce que c’est moins cher et plus simple.
Résultat ? Les nouvelles usines européennes tournent au ralenti… pendant que Solvay signe des contrats massifs avec des clients… américains.
Le plan RESourceEU : la dernière chance ?
Benjamin Gallezot ne mâche pas ses mots : le Critical Raw Materials Act voté en 2024 est un bon texte… mais sans dents. Il propose donc un plan beaucoup plus musclé qui doit être dévoilé début décembre 2025.
Ce que la France pousse à Bruxelles :
- Un organisme européen capable d’acheter directement des métaux et de constituer des stocks stratégiques
- Des obligations progressives d’incorporation de matières premières européennes (comme pour les quotas de contenu local)
- Des mécanismes de préférence européenne dans les appels d’offres publics
- Un fonds dédié de quelques centaines de millions d’euros (une goutte d’eau face aux marchés concernés)
« Sans contrainte, les industriels ont toujours tendance à aller au plus simple et au moins cher. »
– Benjamin Gallezot
Pourquoi c’est maintenant ou jamais
Le marché des terres rares pour l’Europe représente moins d’un milliard d’euros par an. Constituer un stock d’urgence coûterait quelques dizaines de millions. Investir dans la métallisation et la fabrication d’aimants : quelques milliards à l’échelle du continent.
Des sommes ridicules comparées aux 100 milliards du plan chips européen ou aux 43 milliards du plan hydrogène.
Mais le temps presse. Les projets miniers et industriels prennent 7 à 10 ans. Chaque année perdue nous rapproche d’un point de non-retour.
Et les startups dans tout ça ?
Derrière les discours politiques, une nouvelle génération d’entreprises françaises et européennes se lance dans la brèche :
- Carester (ex-Carestmag) développe le recyclage d’aimants à grande échelle
- MagREEsouce ouvre sa première ligne industrielle en 2026
- Lilium Magnetics travaille sur des aimants sans terres rares lourdes
- Des dizaines de startups explorent les substituts (ferrofluides, matériaux biosourcés, etc.)
Mais elles aussi butent sur le même mur : l’absence de visibilité sur les commandes à 3-5 ans. Sans engagement ferme des grands groupes, impossible de lever les centaines de millions nécessaires.
Le paradoxe européen
On exige des constructeurs automobiles 100 % de contenu européen pour les batteries d’ici 2030… mais rien pour les aimants qui font tourner les moteurs. On subventionne massivement la filière batterie (plus de 50 milliards d’aides publiques)… mais presque rien pour les terres rares.
Conséquence : la Corée du Sud et le Japon ont déjà sécurisé leurs approvisionnements hors Chine. Les États-Unis avancent à marche forcée avec l’Inflation Reduction Act. L’Europe, elle, discute encore.
Le message de Benjamin Gallezot est clair : les États ont fait leur part. À présent, c’est aux industriels de jouer. Sans eux, toutes les usines européennes de terres rares resteront des cathédrales dans le désert.
La question n’est plus technique. Elle est politique et industrielle : l’Europe acceptera-t-elle de payer 5 à 10 % plus cher ses composants pour garantir son indépendance ? Ou continuera-t-elle à parier que la Chine ne fermera jamais totalement le robinet ?
Le plan RESourceEU qui arrive en décembre 2025 sera le dernier test. S’il reste un simple catalogue de bonnes intentions, alors le réveil sera brutal.
Car comme le dit Benjamin Gallezot : « Mon métier, c’est de m’inquiéter ».
Et le nôtre, industriels, investisseurs, citoyens, serait peut-être de commencer à l’écouter.