Lightspeed Paie 11 M$ pour Clore un Litige
Imaginez : votre entreprise cote à plus de 160 dollars l’action, vous venez de lever des centaines de millions et tout le Canada tech vous voit comme la prochaine Shopify. Et puis, un matin de septembre 2021, un fonds new-yorkais publie un rapport de 80 pages qui vous accuse d’avoir gonflé vos chiffres. En quelques heures, votre titre perd 20 %, puis 70 % en quelques moisaines de semaines. C’est exactement ce qui est arrivé à Lightspeed Commerce.
Quatre ans plus tard, l’histoire trouve (presque) sa conclusion : la justice québécoise a homologué, le 25 novembre 2025, un règlement de 11 millions de dollars canadiens. Sans admission de responsabilité, bien sûr. Retour sur un dossier qui illustre parfaitement les dangers du « short and distort » et les cicatrices qu’il laisse sur l’écosystème startup canadien.
Lightspeed : de la gloire au crash en un rapport
Fondée en 2005 par Dax Dasilva dans un petit bureau du Mile-End à Montréal, Lightspeed a d’abord conquis les boutiques de vélo et les cafés branchés avec un système de caisse intuitif sur iPad. L’entreprise grandit vite, lève auprès de fonds québécois puis américains, et finit par s’introduire en bourse… à Toronto en 2019, puis au NYSE en 2020.
En mars 2021, l’action frôle les 160 $ CAD. La valorisation dépasse les 20 milliards. Les analystes comparent Lightspeed à Shopify. Tout va bien.
Puis arrive le 9 septembre 2021.
Spruce Point Capital Management, un fonds activiste spécialisé dans les positions courtes, lâche une bombe : un rapport intitulé « Lightspeed POS : Enlightening Accounting Issues ». Le document accuse l’entreprise d’avoir artificiellement gonflé ses métriques clés avant l’introduction en bourse : nombre de clients, volume brut de transactions, taux de rétention… Le fonds affirme même que certains clients cités comme références n’ont jamais utilisé le produit.
« Nous estimons que Lightspeed a massivement gonflé son activité pré-IPO »
– Spruce Point Capital Management, septembre 2021
Le titre plonge immédiatement. En quelques semaines, il perd plus de 100 dollars. Les avocats spécialisés en recours collectifs se précipitent. Deux investisseurs, Steve Holcman et Tarique Plummer, déposent une demande d’action collective au Québec dès octobre 2021.
Qu’est-ce qu’on reprochait exactement à Lightspeed ?
Les chefs d’accusation étaient lourds :
- Présentation trompeuse du nombre de clients « haut volume »
- Gonflement artificiel du Gross Transaction Volume (GTV)
- Changements fréquents dans la définition des métriques d’une publication à l’autre
- Acquisitions présentées comme croissance organique
Lightspeed a toujours nié fermement. L’entreprise a répondu point par point au rapport, qualifiant les allégations d’« inexactes et trompeuses ». Mais le mal était fait : la confiance des investisseurs était ébranlée.
Le règlement : 11 millions et zéro aveu
Le 25 novembre 2025, la Cour supérieure du Québec a approuvé le règlement transactionnel proposé dès juin. Lightspeed verse 11 millions CAD (environ 8 millions USD) aux actionnaires ayant acheté du titre entre le 7 mars 2019 et le 3 novembre 2021.
Les investisseurs éligibles ont jusqu’au 4 mars 2026 pour déposer leur réclamation. Le montant par action sera calculé après déduction des honoraires d’avocats (environ 30 %).
« Bien que nous continuions de nier tout acte répréhensible, nous estimons qu’il est dans l’intérêt de l’entreprise et de ses parties prenantes de régler ce litige à ce stade »
– Porte-parole de Lightspeed, décembre 2025
En clair : on paie pour tourner la page, pas parce qu’on a tort.
Quelles leçons pour l’écosystème canadien ?
Cette affaire n’est pas isolée. On pense à Valeant, à Home Capital, ou plus récemment à certaines SPAC américaines. Mais elle touche particulièrement le milieu tech québécois et canadien pour plusieurs raisons.
D’abord, elle rappelle la vulnérabilité des entreprises en forte croissance cotées à Toronto ou au NYSE face aux attaques coordonnées de fonds activistes. Quand vous multipliez votre chiffre d’affaires par 5 en trois ans, chaque changement comptable devient suspect.
Ensuite, elle montre l’asymétrie du jeu : Spruce Point a gagné des centaines de millions en pariant contre Lightspeed, même si une partie des accusations se sont révélées exagérées ou fausses. Le fonds n’a jamais été poursuivi.
Enfin, elle pose la question de la maturité des équipes de relations investisseurs. Beaucoup d’observateurs estiment que Lightspeed a sous-estimé la violence potentielle d’un tel rapport et a été trop lent à répondre de façon pédagogique.
Où en est Lightspeed aujourd’hui ?
Paradoxalement, l’entreprise va mieux que jamais sur le plan opérationnel. Elle vient de franchir le cap du milliard de dollars de revenus annuels, a amélioré sa rentabilité et a même relevé ses prévisions après un excellent T2 2026.
Le titre, lui, reste scotché autour de 16 $. La capitalisation est retombée à environ 2,2 milliards CAD. Autrement dit : l’entreprise vaut aujourd’hui moins que ses ventes annuelles. Un ratio extrêmement bas pour une société SaaS en croissance.
Certains y voient une opportunité d’achat massive. D’autres estiment que la cicatrice du rapport Spruce Point reste trop visible pour les grands institutionnels.
Ce qui est sûr, c’est que Dax Dasilva et son équipe ont appris à gérer la crise. L’entreprise communique désormais avec une transparence chirurgicale sur ses métriques et a complètement revu sa présentation aux investisseurs.
Et après ?
Ce règlement referme un chapitre douloureux, mais il n’efface pas les questions de fond :
- Comment protéger les entreprises canadiennes innovantes des attaques spéculatives destructrices ?
- Faut-il durcir la régulation des rapports de short-sellers ?
- Les startups en hyper-croissance doivent-elles rester privées plus longtemps ?
Une chose est certaine : l’histoire de Lightspeed entrera dans les manuels des écoles de commerce canadiennes. Comme un avertissement. Et peut-être comme une preuve de résilience.
Parce qu’au bout du compte, l’entreprise est toujours là. Elle grandit. Elle embauche (le nouveau CRO arrive de Contentsquare). Et elle continue de digitaliser des milliers de commerces à travers le monde.
Le prix de la liberté en bourse ? Parfois 11 millions. Et quelques cheveux gris pour le fondateur.