Fuite chez Mixpanel : les dangers cachés du tracking
Imaginez que quelqu’un vous observe à chaque clic, chaque swipe, chaque hésitation devant un bouton « acheter ». Sans que vous le sachiez, il note l’heure exacte, votre modèle de téléphone, votre opérateur, même la taille de votre écran. Et s’il se faisait pirater demain, tout cela deviendrait public. C’est exactement ce qui vient d’arriver chez Mixpanel.
Mixpanel piraté : un silence qui en dit long
Le 8 novembre 2025, Mixpanel détecte une intrusion. Quinze jours plus tard, juste avant le pont de Thanksgiving, la direction publie un communiqué d’à peine dix lignes. Pas de détail sur la nature des données volées, pas de chiffre sur le nombre de victimes, pas même un « nous enquêtons ». Juste l’assurance que l’accès non autorisé a été « éradiqué ».
C’est OpenAI, pourtant simple client de Mixpanel, qui deux jours après va lever le voile : oui, des données ont bel et bien été exfiltrées. Noms, adresses mail, villes approximatives, versions de navigateurs… Rien de catastrophique en apparence. Mais quand on sait que Mixpanel est intégré dans des milliers d’applications, le volume potentiel devient vertigineux.
« L’incident n’a pas affecté les utilisateurs de ChatGPT directement »
– Communiqué OpenAI, 28 novembre 2025
En réalité, les développeurs qui utilisent l’API OpenAI sont touchés. Et derrière eux, potentiellement des millions d’utilisateurs finaux dont les comportements ont été capturés par le code Mixpanel.
Qu’est-ce que Mixpanel fait vraiment dans votre téléphone ?
Pour le grand public, Mixpanel reste discret. Pourtant, cette licorne de la Silicon Valley (valorisée plusieurs milliards) est présente dans des applications aussi diverses qu’Imgur, Duolingo, ParkMobile ou encore Neon. Son métier ? Transformer chaque interaction en donnée exploitable.
Quand vous ouvrez une app contenant leur SDK, voici ce qui part en temps réel vers leurs serveurs :
- Votre identifiant unique dans l’application
- Le modèle exact de votre appareil et sa résolution
- Votre opérateur mobile et si vous êtes en Wi-Fi ou 4G/5G
- L’ensemble de vos actions : clic sur « s’inscrire », swipe gauche, temps passé sur une page
- Parfois… votre mot de passe en clair (oui, ça leur est déjà arrivé en 2018)
Le pire ? La fonctionnalité « session replay ». Les équipes produit peuvent littéralement revoir votre session comme une vidéo : où vous avez cliqué, où vous avez hésité, ce que vous avez tapé avant d’effacer. Officiellement, les champs sensibles sont masqués. En pratique, les ratés sont fréquents.
Le fingerprinting : l’empreinte digitale qui ne ment jamais
Mixpanel jure que les données sont pseudonymisées. En réalité, la combinaison de tous ces micro-signaux (taille d’écran + police installée + version OS + fuseau horaire + etc.) crée une empreinte unique. Des chercheurs ont montré qu’avec seulement 5 paramètres, on ré-identifie 99,98 % des individus.
Autrement dit : même sans nom, même sans mail, les données volées peuvent être recollées à votre identité réelle. Et croisées avec d’autres fuites.
Pourquoi les analytics deviennent la nouvelle mine d’or des hackers
Les bases de données classiques (mails + mots de passe) sont certes précieuses. Mais les entrepôts d’analytics contiennent quelque chose d’infiniment plus riche : le comportement brut des utilisateurs. Pour un cybercriminel, c’est le Graal.
Avec ces données, on peut :
- Construire des profils ultra-précis pour du phishing ciblé
- Détecter les utilisateurs premium ou influents
- Revendre des « session replays » sur le dark web (déjà vu chez certains concurrents)
- Monter des attaques de type « credential stuffing » en connaissant vos habitudes de connexion
Et contrairement aux géants comme Google ou Meta qui ont des armées de sécurité, les plateformes d’analytics moyen format restent souvent des cibles molles.
OpenAI quitte le navire, d’autres vont suivre
Dès l’annonce du breach, OpenAI a coupé les ponts. Plus une seule ligne de code Mixpanel sur leurs sites. C’est un signal fort : même les géants de l’IA, pourtant pas les plus regardants sur la privacy, jugent le risque trop élevé.
Combien d’autres clients vont faire pareil dans les prochaines semaines ? Perdre OpenAI comme vitrine, c’est déjà un coup dur. Si Duolingo, Shopify ou DoorDash suivent, Mixpanel pourrait vaciller.
Vers une régulation des outils de tracking ?
En Europe, le RGPD impose déjà le consentement explicite pour ce type de tracking. Aux États-Unis, la FTC commence à bouger. Apple a limité les IDFA, iOS 14 a forcé les apps à demander l’autorisation pour le tracking inter-app. Mais les outils comme Mixpanel passent souvent sous les radars car ils sont considérés comme « first-party analytics ».
Cette affaire pourrait changer la donne. Quand une fuite touche indirectement des millions de personnes via une simple bibliothèque JavaScript, les régulateurs n’auront plus d’excuses.
Que faire en tant qu’utilisateur ?
Peu de solutions miracles, mais quelques réflexes :
- Utilisez Firefox + uBlock Origin en mode strict
- Activez le « App Tracking Transparency » sur iOS et refusez systématiquement
- Préférez les applications open-source quand c’est possible
- Méfiez-vous des apps qui demandent trop de permissions inutiles
Et surtout, rappelez-vous : derrière chaque « expérience utilisateur optimisée » se cache souvent quelqu’un qui vous observe.
L’affaire Mixpanel n’est probablement que la partie visible de l’iceberg. Tant que la collecte massive de données comportementales restera le modèle économique dominant du web et des apps, d’autres breaches suivront. La question n’est pas de savoir si, mais quand.