Avis de tempête à l’Inria : les chercheurs inquiets face aux réformes
L'Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria) traverse une zone de turbulences. Cet établissement public de recherche, placé sous la double tutelle des ministères de l'Enseignement supérieur, de la Recherche et de l'Économie, est secoué depuis plusieurs mois par une fronde interne d'une partie de son personnel. En cause : les réorientations stratégiques majeures voulues par le gouvernement, qui peinent à convaincre au sein de la communauté scientifique.
Une transformation inscrite dans le contrat d'objectifs
Tout a commencé avec la nomination en 2018 de Bruno Sportisse au poste de PDG de l'Inria, par décret présidentiel. Sa feuille de route : faire de l'institut le bras armé de la souveraineté numérique française, en réorientant les efforts de recherche vers des sujets jugés prioritaires comme l'intelligence artificielle ou la médecine numérique. Une transformation inscrite noir sur blanc dans le contrat d'objectifs et de performance 2019-2023 signé entre l'Inria et l'État.
Concrètement, l'institut est désormais co-pilote d'une dizaine de programmes et équipements prioritaires de recherche (PEPR), sur un total de 40. Un virage qui implique de redéployer une partie des moyens humains et financiers, au détriment d'autres thématiques de recherche. C'est là que le bât blesse pour certains chercheurs, qui dénoncent un déséquilibre dans l'allocation des ressources entre les différentes disciplines.
Des disciplines "à la mode" avantagées ?
Selon les chiffres de l'Inria, la moitié des 31 nouvelles équipes-projets créées sous le premier mandat de Bruno Sportisse l'ont été en neurosciences et médecine numérique. À l'inverse, certains pointent du doigt "l'assèchement" de la recherche dans les disciplines informatiques plus fondamentales. Un rapport interne de 2021 déplorait ainsi le départ de plusieurs chercheurs seniors, "piliers de leurs équipes", vers les géants du numérique comme Facebook, Google ou Intel.
Les récentes réorientations ont semblé privilégier la recherche immédiatement applicable au détriment de la recherche fondamentale.
Un chercheur de l'Inria
Du côté des syndicats, on dénonce un "management autoritaire" de la direction et un manque de dialogue social dans la conduite des réformes. Même dans les disciplines actuellement mises en avant, comme l'intelligence artificielle, certains chercheurs regrettent "des appels à projets dans tous les sens" auxquels il est difficile de répondre faute de capacité d'encadrement suffisante.
Un bilan salué malgré les tensions
Pourtant, le rapport du Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (Hcéres) dévoilé en mars soulignait "un bilan remarquable" de l'Inria sur la période 2019-2022, saluant "la grande qualité de la production scientifique, très largement reconnue au niveau international". Tout en pointant "la nécessité d'associer davantage les équipes aux réorganisations majeures".
Malgré des améliorations à la marge, les organisations syndicales constatent que la grogne persiste au sein d'une partie du personnel. Deux pétitions dénonçant "un institut en péril" ont été signées par plus d'un tiers des chercheurs. Le récent départ du médecin du travail a également jeté le trouble. Dans ce contexte tendu, l'annonce de coupes budgétaires sur le budget de la recherche en 2023 n'a fait qu'accroître les inquiétudes sur la soutenabilité financière des réformes engagées.
La direction de l'Inria, consciente des critiques, assure vouloir maintenir le dialogue avec la communauté scientifique pour mieux expliquer et partager sa vision. Mais pour l'heure, la tempête ne semble pas totalement apaisée au sein de ce fleuron de la recherche publique française dans le numérique. L'enjeu pour Bruno Sportisse sera de réussir à remobiliser ses troupes autour de sa feuille de route, tout en donnant des gages sur la préservation de la diversité et de l'excellence scientifique qui ont fait la réputation de l'institut.