Entreprises open source : une transition vers le propriétaire
Depuis quelques années, on assiste à un phénomène intriguant dans le monde du logiciel : de plus en plus d'entreprises initialement basées sur l'open source font le choix de passer à des licences propriétaires. Cette tendance soulève des questions sur l'évolution des modèles d'affaires et la pérennité de l'écosystème open source. Explorons ensemble les raisons de ce changement et ses implications pour l'industrie technologique.
L'équilibre délicat entre communauté et rentabilité
L'open source est le fondement de l'infrastructure logicielle moderne, mais les entreprises qui en font leur cœur de métier font face à un dilemme récurrent : comment satisfaire leur communauté tout en empêchant les abus de certains tiers profitant des permissions accordées par les licences libres ?
Nombreuses sont les sociétés qui se sont lancées avec de grandes ambitions open source avant de rapidement se raviser face aux réalités du monde commercial. L'enjeu est de protéger leurs revenus, d'autant plus lorsqu'il y a des investisseurs (publics ou privés) à contenter.
Redis Labs : des modules sous une licence avec restrictions commerciales
En 2018, Redis Labs, créateur de la populaire base de données en mémoire Redis, a commencé à s'éloigner de ses racines open source en passant ses modules Redis (comme RediSearch) d'une licence AGPL à une licence Apache 2.0 avec une clause "Commons Clause" ajoutant des restrictions commerciales.
Confluent : une licence interdisant les services concurrents
La même année, Confluent, société vendant des outils et services d'entreprise autour de Apache Kafka, a fait passer certains composants de sa plateforme d'une licence Apache 2.0 à une licence propriétaire "Confluent Community License". Cette dernière interdit à tout service concurrent d'offrir les logiciels de Confluent "en tant que service".
MongoDB et le Server Side Public License
MongoDB a aussi quitté sa licence open source AGPL en 2018 pour adopter le Server Side Public License (SSPL). L'objectif était d'empêcher les géants du cloud comme AWS de vendre leur propre version du service sans contribuer en retour.
HashiCorp et Elastic : d'open source à propriétaire
Plus récemment en 2023, HashiCorp a annoncé que son outil "infrastructure as code" Terraform passerait d'une licence open source copyleft à la Business Source License (BUSL). L'année précédente, Elastic avait complètement abandonné l'open source pour sa suite ELK (Elasticsearch, Logstash, Kibana). Dans les deux cas, le but était d'empêcher certains fournisseurs de monétiser le projet sans y contribuer.
Les raisons invoquées pour ce changement
Les entreprises citent plusieurs motifs pour justifier leur transition :
- Se protéger contre les offres "as-a-service" d'acteurs profitant du travail de la communauté sans contribuer en retour, en particulier les géants du cloud comme AWS.
- Assurer des revenus suffisants pour financer le développement et l'innovation sur le long terme.
- Différencier clairement l'offre communautaire gratuite de l'offre commerciale à valeur ajoutée.
L'impact sur l'écosystème open source
Si ces décisions sont compréhensibles d'un point de vue business, elles soulèvent néanmoins des inquiétudes quant à la pérennité de l'open source :
- Un risque de fragmenter les communautés et freiner les contributions si les licences sont trop restrictives.
- Une remise en cause de la confiance et de la transparence au cœur du modèle open source.
- Des tentations de monopole pour les entreprises ayant atteint une masse critique avec leur solution open source avant de fermer leur code.
Les logiciels open source doivent rester ouverts pour permettre l'innovation, la collaboration et la concurrence loyale.
- Stefano Maffulli, directeur exécutif de l'Open Source Initiative
Une tendance qui interroge sur les modèles open source
Face à ce mouvement, certains s'interrogent : les modèles 100% open source sont-ils viables sur le long terme pour des entreprises ayant de fortes contraintes de rentabilité ?
Certains acteurs explorent de nouvelles voies, comme Sentry et son "Fair Source", à mi-chemin entre open source et propriétaire, ou Elastic qui est revenu en 2023 à une licence open source AGPL.
L'enjeu pour les startups comme pour les géants de la tech sera de trouver un équilibre pérenne permettant de soutenir l'innovation open source tout en assurant leur propre soutenabilité économique. Un défi complexe sur lequel la prochaine décennie devrait apporter un éclairage intéressant.