Fusion Well Health – Healwell sous enquête antitrust

Imaginez : vous dirigez une clinique, vos outils de gestion des dossiers patients, de transcription automatique et de diagnostic assisté par IA viennent tous du même fournisseur. Pratique ? Sans doute. Mais que se passe-t-il si ce fournisseur décide demain d’augmenter ses prix de 30 % parce que plus personne ne peut le concurrence réellement ? C’est exactement la crainte qui anime aujourd’hui le Bureau de la concurrence du Canada.

Une ordonnance judiciaire qui fait trembler la healthtech canadienne

Le 10 décembre 2025, un juge fédéral a accordé au Bureau de la concurrence une ordonnance contraignante obligeant Well Health Technologies et Healwell AI à transmettre l’ensemble des documents relatifs à leur opération qui a permis à Well Health de prendre le contrôle majoritaire de Healwell au printemps dernier. L’enquête porte sur un point précis : cette concentration risque-t-elle de réduire substantiellement la concurrence sur le marché des solutions numériques pour les professionnels de santé au Canada ?

Ce n’est pas une simple formalité administrative. Quand le Bureau sort l’arme de l’ordonnance judiciaire (article 11 de la Loi sur la concurrence), c’est qu’il estime disposer d’indices sérieux laissant craindre un problème de concurrence. Et dans le cas présent, les indices ne manquent pas.

Well Health, le rouleau compresseur des acquisitions

Well Health, cotée à la Bourse de Toronto sous le symbole WELL, n’en est pas à son premier coup d’éclat. L’entreprise de Vancouver a bâti sa croissance sur une stratégie d’acquisitions tous azimuts :

• Plus de 80 cliniques physiques rachetées ces cinq dernières années
• Dix cliniques supplémentaires achetées à Shoppers Drug Mart en 2024
• Outils SaaS de gestion de dossiers électroniques (OceanMD, Tia Health, Clinicbook…)
• Transcription médicale automatique par IA (CognisantMD, CR Labs)

En novembre 2025, l’entreprise a annoncé un chiffre d’affaires record de 364,6 millions CAD pour le troisième trimestre, en hausse de 56 % sur un an. Une croissance presque exclusivement portée par les acquisitions.

Healwell AI, la pépite torontoise spécialisée dans l’IA

De son côté, Healwell AI (anciennement MCI Onehealth) s’est repositionnée ces derniers mois comme un acteur pur de l’intelligence artificielle appliquée à la santé. La société a multiplié les rachats :

• BioPharma Services (recherche clinique sous contrat)
• Intrahealth (dossiers médicaux électroniques)
• Mutuo Health (transcription et analyse clinique par IA)
• Pentavere (identification automatique de patients éligibles aux essais cliniques)
• Et surtout Orion Health, le géant néo-zélandais des systèmes d’information hospitaliers

C’est précisément au moment où Healwell finalisait l’acquisition d’Orion Health qu’est intervenue l’offre de Well Health, lui permettant de prendre une participation majoritaire. Un timing qui n’a pas échappé aux autorités.

« Cette transaction réunit l’échelle de Well Health, l’expertise IA de Healwell et les systèmes de données globales d’Orion pour offrir des solutions d’avant-garde aux patients. »

– Hamed Shahbazi, PDG de Well Health (avril 2025)

Pourquoi le Bureau s’inquiète-t-il vraiment ?

Sur le papier, la fusion semble créer un champion canadien capable de rivaliser avec les géants américains (Epic Systems, Cerner/Oracle, Telus Health…). Mais le Bureau craint surtout la création d’un quasi-monopole sur plusieurs segments très précis :

• Les portails patients et la prise de rendez-vous en ligne
• Les outils de transcription médicale assistée par IA
• Les plateformes de données de santé pour la recherche et les essais cliniques
• Les dossiers médicaux électroniques pour petites et moyennes cliniques

En combinant les bases installées des deux entreprises, le nouvel ensemble contrôlerait une part écrasante du marché canadien sur plusieurs de ces niches. Résultat : les cliniques pourraient se retrouver pieds et poings liés face à un seul fournisseur dominant, avec tous les risques que cela comporte en termes de prix et d’innovation.

Les précédents ne jouent pas en faveur de Well Health

Ce n’est pas la première fois que le Bureau s’intéresse à Well Health. En 2023 déjà, l’acquisition de CareCharts avait fait l’objet d’un examen poussé. Plus récemment, le rachat des cliniques Shoppers Drug Mart a également attiré l’attention des autorités.

Mais cette fois, l’enjeu est d’une tout autre ampleur. Avec l’ajout des actifs d’Orion Health et des technologies IA de Healwell, Well Health pourrait devenir le fournisseur incontournable de toute la chaîne de valeur numérique en santé au Canada – du dossier patient jusqu’à l’analyse prédictive avancée.

Quelle issue possible pour cette enquête ?

Plusieurs scénarios sont sur la table :

1. Feu vert sans condition – peu probable vu la gravité des indices
2. Acceptation avec engagements comportementaux – par exemple, garantie de ne pas augmenter les prix pendant X années
3. Cession d’actifs – Well Health pourrait être contraint de revendre certaines filiales (Intrahealth ? Mutuo ?)
4. Blocage pur et simple de la transaction – scénario extrême mais déjà vu (ex. : Rogers-Shaw)

Well Health, de son côté, minimise l’affaire et parle d’une simple « revue de fusion » classique. L’entreprise affirme vouloir collaborer pleinement avec le Bureau.

Un tournant pour toute la healthtech canadienne

Au-delà du cas Well Health-Healwell, cette enquête pose une question de fond : jusqu’où peut-on laisser un seul acteur dominer l’infrastructure numérique de la santé dans un pays ? À l’heure où les données de santé deviennent le nouveau pétrole, la concentration excessive représente un risque systémique.

Les prochains mois seront décisifs. Si le Bureau impose des remèdes stricts, cela pourrait ralentir la consolidation du secteur et redonner de l’air aux jeunes pousses. Si au contraire il laisse passer, attendez-vous à une nouvelle vague d’acquisitions tous azimuts… et probablement à une hausse des prix pour les cliniques et, in fine, pour les patients.

Une chose est sûre : dans le paysage canadien de la santé numérique, plus rien ne sera comme avant cette ordonnance du 10 décembre 2025.