L’Europe confrontée à sa dépendance aux engrais russes
Alors que le conflit en Ukraine perdure et que les relations diplomatiques entre l'Europe et la Russie sont au plus bas, un dossier sensible continue de susciter des interrogations : celui de la dépendance européenne aux engrais russes. Malgré les appels répétés de l'industrie à réduire cette dépendance, la question s'avère complexe tant les enjeux agricoles et économiques sont importants.
Des importations difficiles à remplacer
Aujourd'hui, plus d'un tiers des engrais importés en Europe proviennent de Russie. Un chiffre conséquent qui s'explique par les coûts de production imbattables des entreprises russes, en particulier pour les engrais azotés dont la fabrication repose sur le gaz naturel. Comme l'explique Renaud Bernardi de LAT Nitrogen :
Les Russes ont des coûts de production imbattables, nous sommes très exposés.
– Renaud Bernardi, directeur commercial Europe de l'Ouest chez LAT Nitrogen
Si les volumes importés de Russie ont diminué depuis le début de la guerre en Ukraine, les industriels russes profitent de cours élevés qui dopent leurs marges, alors même que leurs homologues européens doivent composer avec une hausse massive du prix du gaz naturel qui grève leur compétitivité.
L'industrie européenne fragilisée
Face à cette situation, l'industrie européenne des engrais tire la sonnette d'alarme. Selon Fertilizers Europe, le syndicat européen des producteurs d'engrais, 15 à 20% des sites de production d'engrais azotés ou d'ammoniac seraient à l'arrêt en Europe. Le lobby milite pour l'instauration de taxes douanières supplémentaires sur les engrais russes afin de rééquilibrer le marché.
Lukasz Pasterski, directeur de la communication de Fertilizers Europe, assure que l'Europe dispose de suffisamment de capacités pour produire les engrais azotés nécessaires à son marché avec un impact limité sur les prix. Mais dans les faits, remplacer les importations russes s'avère un véritable casse-tête.
Un sujet politiquement sensible
Car au-delà des aspects industriels, la question des engrais est éminemment politique et stratégique. Toute hausse du prix des engrais se répercute immanquablement sur le coût de production des agriculteurs européens, déjà fragilisés par l'envolée du prix des intrants et la chute des cours des céréales. Dans ce contexte tendu, de potentielles restrictions sur le commerce des engrais russes pourraient mettre le feu aux poudres.
Comme le souligne un analyste anglo-saxon sous couvert d'anonymat, une telle mesure serait "incroyablement inflationniste". De quoi refroidir les ardeurs des décideurs européens, peu enclins à prendre le risque d'une nouvelle crise agricole majeure. Un connaisseur des arcanes bruxelloises confirme qu'il n'y aura pas, "à court terme", de décision politique pour restreindre le commerce des engrais russes.
Vers une souveraineté agricole européenne ?
Au final, le dossier des engrais russes met en lumière la fragilité de la souveraineté agricole et alimentaire européenne. Comme dans d'autres secteurs stratégiques, l'Europe paie au prix fort sa dépendance à des fournisseurs extérieurs, en dépit des risques géopolitiques que cela implique.
À défaut de pouvoir couper rapidement le cordon avec la Russie, c'est une réflexion de fond que l'Europe doit mener sur les moyens de reconquérir son indépendance dans un domaine aussi crucial que celui de son approvisionnement en engrais. Un défi complexe mais incontournable pour l'avenir de son modèle agricole et alimentaire.