Microsoft Investit 7,5 Md$ en IA au Canada
Imaginez : un géant américain qui promet de protéger la souveraineté numérique d’un autre pays. Sur le papier, ça sonne comme un conte de fées technologique. Et pourtant, c’est exactement ce qu’a annoncé Microsoft le 10 décembre 2025.
7,5 milliards de dollars canadiens. C’est la somme colossale que le groupe de Redmond s’engage à investir au cours des deux prochaines années pour étendre massivement ses infrastructures cloud et intelligence artificielle sur le sol canadien. Un chiffre qui donne le vertige et qui, selon Brad Smith, président de Microsoft, représente « l’engagement le plus important de l’histoire de Microsoft Canada ».
Un investissement massif qui cache une promesse audacieuse
Cette enveloppe va servir à booster les deux grandes régions Azure déjà existantes : Canada Central (Toronto) et Canada East (Québec City). Les nouvelles capacités devraient commencer à arriver en ligne dès la seconde moitié de 2026. Mais au-delà des chiffres, c’est surtout le discours qui accompagne l’annonce qui fait réagir.
Microsoft ne se contente pas d’investir. L’entreprise dévoile un plan en cinq points pour, je cite, « promouvoir et protéger la souveraineté numérique du Canada ». Parmi les engagements phares : garder les données canadiennes sur le sol canadien, contester juridiquement toute demande d’accès émanant d’un gouvernement (surtout américain) et défendre bec et ongles la continuité des services cloud pour les clients gouvernementaux canadiens.
« Nous allons garder les données canadiennes sur le sol canadien. »
– Brad Smith, président de Microsoft
Sur le papier, c’est magnifique. Dans la réalité, c’est plus compliqué.
La souveraineté numérique, c’est quoi exactement ?
Avant d’aller plus loin, clarifions le concept. La souveraineté numérique désigne la capacité d’un État à maîtriser l’ensemble de la chaîne : les infrastructures physiques (data centers), les semi-conducteurs, les données elles-mêmes, les modèles d’IA et les algorithmes qui les pilotent.
Depuis 2024 et les tensions commerciales avec les États-Unis, le Canada a pris conscience de sa dépendance écrasante aux géants américains du cloud : Microsoft Azure, Amazon AWS et Google Cloud trustent plus de 70 % du marché canadien. Une situation jugée intenable à l’heure où l’intelligence artificielle devient un enjeu stratégique national.
D’où l’idée, portée par le Premier ministre Mark Carney, de créer un « cloud souverain canadien » via le nouveau Major Projects Office. Objectif : réduire la dépendance aux fournisseurs américains.
Le problème qui s’appelle CLOUD Act
Et c’est là que ça coince. Parce que même si les serveurs sont physiquement au Canada, ils restent la propriété d’une entreprise américaine. Et les lois américaines s’appliquent.
Le CLOUD Act (Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act) de 2018 et la section 702 du FISA (Foreign Intelligence Surveillance Act) permettent aux autorités américaines, sous certaines conditions, d’exiger l’accès aux données stockées par des entreprises US, où qu’elles se trouvent dans le monde.
Un rapport du Conseil du Trésor canadien datant de 2020 désignait déjà le FISA comme « le principal risque pour la souveraineté des données ».
Et l’affaire française de 2025 n’a rien arrangé : un cadre de Microsoft a reconnu devant un tribunal français que l’entreprise ne pouvait pas garantir que les données des citoyens français soient à l’abri des agences américaines, même sans autorisation explicite des autorités françaises.
Microsoft peut-il vraiment protéger les données canadiennes ?
Contactée par plusieurs médias, dont BetaKit, Microsoft maintient que « aucune administration n’a d’accès direct et sans restriction aux données clients ». Toute demande passe par un processus rigoureux de validation juridique.
Mais dans les faits, l’entreprise a déjà été contrainte de répondre à des demandes sous le sceau du secret. Et même si elle conteste en justice, elle finit parfois par obtempérer.
En clair : stocker des données dans un data center canadien de Microsoft ne donne pas de garantie absolue contre une saisie américaine.
Le Canada face à un dilemme stratégique
Le gouvernement canadien marche sur des œufs. D’un côté, il a besoin des géants américains pour développer rapidement ses capacités IA. De l’autre, il veut réduire sa dépendance.
Le ministre de l’IA et de l’Innovation numérique, Evan Solomon, répète à l’envi que « souveraineté ne rime pas avec solitude ». Traduction : le Canada n’a pas les moyens de tout faire seul et devra composer avec des partenaires étrangers.
C’est dans ce contexte que Nokia (finlandais) a obtenu 40 millions CAD pour développer sa présence à Ottawa, au grand dam de certains acteurs canadiens qui auraient préféré voir cet argent aller à des entreprises locales.
- Microsoft investit massivement mais reste soumis aux lois US
- Le Canada veut un cloud souverain mais n’a pas les moyens de tout construire seul
- Les entreprises canadiennes risquent de se retrouver coincées entre les deux
- La course à l’IA accentue la pression sur la souveraineté
Et les startups canadiennes dans tout ça ?
Pour les jeunes pousses canadiennes, c’est la douche écossaise. D’un côté, l’arrivée de nouvelles capacités cloud va accélérer le développement de l’IA locale. De l’autre, la domination continue des géants américains limite les opportunités de créer des alternatives souveraines.
Quelques acteurs comme Cohere, Scale AI ou Element AI (avant son rachat) ont montré que le Canada pouvait produire des champions mondiaux de l’IA. Mais pour les infrastructures lourdes, le pays reste dépendant.
Certains experts estiment qu’un vrai cloud souverain canadien coûterait des dizaines de milliards et prendrait plus de dix ans à mettre en place. Irréaliste à court terme.
Vers un compromis à la canadienne ?
La solution viendra probablement d’un entre-deux : des partenariats encadrés avec des garanties contractuelles renforcées, des zones de données ultra-sécurisées pour les administrations, et le développement progressif d’acteurs canadiens ou européens.
Microsoft, de son côté, joue habilement sa carte : en investissant massivement et en agitant le drapeau de la souveraineté, l’entreprise se positionne comme un partenaire incontournable, presque trop beau pour être refusé.
Le Canada se retrouve dans la position du client qui sait que son fournisseur peut couper l’électricité à tout moment… mais qui n’a pas vraiment d’autre option viable immédiatement.
L’histoire nous dira si ces 7,5 milliards étaient le prix de l’indépendance… ou celui d’une dépendance mieux emballée.
En attendant, une chose est sûre : la bataille pour la souveraineté numérique ne fait que commencer. Et elle se jouera autant dans les salles de serveurs que dans les salles de négociation.