
Singapour : Le Mégaport Du Futur Révolutionne Le Fret
Imaginez un port où des grues géantes opèrent sans intervention humaine, où des camions électriques glissent silencieusement entre des piles de conteneurs, et où l’intelligence artificielle orchestre chaque mouvement avec une précision chirurgicale. Ce n’est pas une vision de science-fiction, mais le futur du port de Tuas à Singapour, une révolution en marche qui pourrait redéfinir le commerce maritime mondial. Alors que la cité-État ambitionne de ravir à Shanghai la place de premier port mondial, quelles sont les innovations qui propulsent ce projet titanesque ? Plongeons dans l’univers de ce mégaport ultramoderne.
Un Mégaport pour Dominer le Commerce Maritime
Singapour, déjà deuxième port mondial pour le transport de conteneurs avec près de 45 millions d’EVP (équivalents vingt pieds) en 2024, ne se repose pas sur ses lauriers. Face à la concurrence féroce de Shanghai, qui traite 50 millions d’EVP, et de son voisin malaisien Tanjung Pelepas, la cité-État mise sur le port de Tuas, prévu pour être pleinement opérationnel d’ici 2040. Ce projet pharaonique vise une capacité de 60 millions d’EVP par an, un chiffre qui dépasse l’imagination et positionne Singapour comme un acteur incontournable du transbordement mondial.
Le port de Tuas, construit sur des terres gagnées sur la mer, incarne l’ambition d’une nation qui a fait de l’innovation son moteur. Mais au-delà des chiffres, c’est une vitrine technologique où l’automatisation et la décarbonation redessinent les contours de l’industrie portuaire. Comment Singapour compte-t-elle transformer ce hub en modèle d’efficacité et de durabilité ?
Une Automatisation Poussée à l’Extrême
Le port de Tuas se distingue par son recours massif à l’intelligence artificielle et à la robotique. Déjà, à Pasir Panjang, le principal port actuel, 186 grues à portique automatisées empilent les conteneurs avec une précision redoutable. À Tuas, ce sont 400 véhicules automatiques guidés qui circulent déjà, avec un objectif de 4 000 d’ici 2040. Ces engins, développés par des entreprises comme l’américaine Venti Technologies ou l’anglaise Aidrivers, opèrent dans un environnement sans humain, réduisant les erreurs et les temps d’arrêt.
« À Tuas, nous privilégions les véhicules automatiques guidés, conçus pour fonctionner dans un environnement sans humain. »
– Alvin Choo, responsable des solutions technologiques et développement durable pour le port de Tuas
Cette automatisation répond à un double défi : pallier les pénuries de main-d’œuvre et réduire la congestion portuaire, un problème récurrent exacerbé par les tensions géopolitiques, comme les perturbations en mer Rouge. Pourtant, l’humain reste indispensable pour certaines tâches, comme le déverrouillage des conteneurs, où la diversité des serrures (plus de 40 types !) défie encore les robots.
Un Engagement pour la Décarbonation
Le secteur maritime, responsable de 3 % des émissions mondiales de CO2, est sous pression pour verdir ses pratiques. Singapour, consciente de cet enjeu, intègre des solutions innovantes pour réduire son empreinte carbone. Par exemple, les petits bateaux de plaisance doivent désormais fonctionner à l’électricité ou au biofioul d’ici 2030. À Pasir Panjang, des stations de rechargement de batteries, comme celles de la marque chinoise Sany, permettent de remplacer les batteries des camions électriques en quelques minutes.
Côté carburants, le GNL (gaz naturel liquéfié) gagne du terrain, avec 3 millions de tonnes consommées en 2024, contre 260 millions pour les carburants conventionnels. Les biocarburants, bien que prometteurs, restent marginaux avec 700 000 tonnes. Des start-ups, comme Green COP, incubée par le programme Pier71, innovent en produisant du biofioul à partir de déchets agricoles et de café, une initiative qui illustre l’engagement de Singapour envers l’économie circulaire.
« Plus de 140 millions de dollars singapouriens ont été levés pour soutenir l’innovation maritime. »
– Marianne Choo, responsable des partenariats de Pier71
TetriXX : La Start-up Qui Optimise le Fret
Au cœur de cet écosystème innovant, la start-up française TetriXX se démarque. Fondée en 2021 par deux entrepreneurs établis en Asie, elle utilise des algorithmes avancés pour optimiser le repositionnement des conteneurs vides, réduisant ainsi les coûts et les délais pour les compagnies maritimes. Avec un chiffre d’affaires de 250 000 euros en 2024, TetriXX ambitionne de le multiplier par sept grâce à la maturité de ses solutions.
Pourquoi Singapour ? La réponse est simple : la proximité avec les décideurs et un écosystème financier dynamique. Cependant, comme le souligne Arnaud Rastoul, cofondateur de TetriXX, « Singapour est très cher, d’où l’importance de partir avec du capital et de faire preuve de ténacité. » En parallèle, TetriXX développe une activité d’audit intelligent des factures de fret, renforçant son positionnement dans l’optimisation logistique.
Un Écosystème d’Innovation avec Pier71
Pour soutenir des acteurs comme TetriXX, Singapour a lancé en 2018 le programme Pier71, une initiative conjointe des autorités et de l’université nationale. Ce hub accompagne 140 start-ups, locales et internationales, en les connectant à des investisseurs et à l’industrie maritime. Résultat ? Plus de 140 millions de dollars levés pour financer des projets novateurs, de la propulsion vélique à l’intelligence artificielle pour optimiser les routes maritimes.
Ce dynamisme attire également des entreprises françaises. Avec près de 1 000 entreprises tricolores implantées à Singapour, générant 40 000 emplois et 100 milliards de chiffre d’affaires, la France joue un rôle clé, notamment dans la décarbonation. Des sociétés comme Airseas et OceanWings équipent les chantiers navals singapouriens avec des solutions de propulsion vélique, tandis que CMA CGM renforce sa présence via le terminal CPLT.
« La France a une carte à jouer sur la décarbonation, domaine dans lequel nous sommes à la pointe. »
– Philippe Tabarot, ministre français des Transports
La Concurrence avec la Malaisie
Si Singapour brille par son innovation, elle doit composer avec un concurrent redoutable : le port malaisien de Tanjung Pelepas, situé à seulement 45 minutes en voiture. Classé 15e mondial, ce port propose des tarifs 30 à 40 % inférieurs grâce à des coûts de main-d’œuvre et d’immobilier plus bas. En 2024, il a géré 12,3 millions d’EVP, porté par des alliances comme Gemini Cooperation entre Maersk et Hapag-Lloyd.
Maersk, qui détient 49 % de Tanjung Pelepas, adopte une stratégie de double hub, utilisant à la fois Singapour et la Malaisie selon les besoins de ses clients. « À Tanjung Pelepas, nous traitons des biens de consommation, tandis qu’à Singapour, nous ciblons les industries pharmaceutiques et pétrochimiques », explique Elaine Low, directrice Asie du Sud-Est de Maersk.
Rendre la Ville aux Habitants
L’un des aspects les plus audacieux du projet Tuas est son ambition de libérer les terminaux portuaires du centre-ville d’ici 2027. Les sites de Tanjong Pagar, Brani et Keppel céderont la place à une promenade de 30 kilomètres, intégrant parcs, zones commerciales et résidentielles. Cette transformation illustre la volonté de Singapour de concilier développement économique et qualité de vie, dans une ville où la moitié du territoire est déjà dédiée aux espaces verts.
Le port de Pasir Panjang, qui restera opérationnel jusqu’en 2040, continuera d’assurer la transition. Avec son terminal automobile, il traite 750 000 véhicules par an, faisant de Singapour le plus grand hub de transbordement automobile en Asie du Sud-Est. Mais à terme, Tuas concentrera toutes les activités, loin des zones urbaines, réduisant ainsi les nuisances pour les habitants.
Les Défis Environnementaux et Sociaux
Construire un mégaport sur la mer n’est pas sans conséquences. Singapour, plus grand importateur mondial de sable, a été critiquée pour ses pratiques d’extraction, parfois illégales, au Cambodge et au Vietnam. Ces activités aggravent l’érosion des berges et la raréfaction des ressources en poissons, impactant les populations locales. Pour limiter cet impact, le port de Tuas utilise des caissons en béton remplis de déchets, une solution ingénieuse mais insuffisante pour effacer les critiques.
Sur le plan économique, le coût élevé des technologies vertes, comme les camions électriques (deux fois plus chers que leurs homologues diesel), pose un défi de rentabilité. Pourtant, Singapour persévère, testant divers modèles de batteries et de véhicules pour accélérer l’électrification.
Pourquoi Singapour Réussira-t-elle ?
Le succès du port de Tuas repose sur plusieurs atouts :
- Une position stratégique au cœur du détroit de Malacca, par où transitent 34 % des flux maritimes mondiaux.
- Un écosystème d’innovation dynamique, porté par des initiatives comme Pier71 et des start-ups comme TetriXX.
- Un engagement fort pour la décarbonation, avec des solutions comme le biofioul et les véhicules électriques.
En combinant automatisation, durabilité et ambition, Singapour se positionne comme un leader incontesté du fret maritime. Mais la route est encore longue, et la concurrence avec la Malaisie, ainsi que les défis environnementaux, rappellent que même les projets les plus audacieux doivent relever des obstacles.
Un Modèle pour l’Avenir ?
Le port de Tuas n’est pas seulement un projet infrastructurel ; c’est une vision de l’avenir du commerce mondial. En intégrant l’intelligence artificielle, les énergies vertes et une planification urbaine audacieuse, Singapour montre la voie à d’autres hubs maritimes. Reste à savoir si cette petite cité-État parviendra à détrôner Shanghai et à imposer son modèle à l’échelle mondiale. Une chose est sûre : le futur du fret maritime s’écrit aujourd’hui à Singapour.